Dalgard Karen vingt-deux ans. La danseuse dans le vaillant petit soldat de plomb. danseuse dans une prestigieuse compagnie. école de danse. célibataire. Séductrice, gracieuse, tendre, manipulatrice, indécise, entêtée, romantique, naïve, impulsive, joueuse, timide, ponctuelle, capricieuse parfois, courageuse, effrayée par ses sentiments, sensible, observatrice, souriante, espiègle, loyale, fidèle.

La meilleure amie de Karen - Avant... avant tout ça, elle était... majestueuse. Splendide. D'une douceur indéniable et terriblement charismatique. Elle avait cette lueur qui brillait au fond de ses yeux, d'une intensité si puissante. Elle voulait vivre. Plus encore, elle aimait vivre. Elle dévorait les plaisirs de sa vie à pleines dents, elle extirpait chaque seconde de bonheur et le serrait tout contre son cœur pour en profiter pleinement. Elle travaillait, toujours pour obtenir ce qu'elle voulait - et d'ailleurs bien souvent elle parvenait à ses objectifs. C'était une battante, une guerrière. Elle savait avoir de la compassion mais n'hésitait pas à mettre les autres de côté lors de compétition. Elle voulait gagner. Pas déloyale ni mauvaise perdante pourtant, elle acceptait les défaites - difficilement, mais elle les acceptait. Et retournait au combat. C'était ainsi qu'elle devait se comporter dans la compagnie. Auditionner pour un ballet, puis un autre pour la saison suivante. Jusqu'à ce qu'elle trouve ce qui lui plaise. Jusqu'à ce qu'on la prenne. Elle n'abandonnait pas. Bien souvent elle n'avait pas besoin de postuler bien longtemps : elle était si talentueuse. Les autres l'enviaient et la jalousaient, parfois, pourtant elle était si gentille que personne n'osait la toucher - sauf les plus déterminées. Et qui s'y frotte s'y pique. Bien qu'elle n'était pas méchante par nature, jamais elle ne se serait laissée marcher sur les pieds. Voilà ce qu'elle était. Et maintenant... Maintenant elle est plus triste, peut-être. Moins joyeuse. Elle sourit toujours, mais d'une façon étrange, nostalgique ; comme si elle y avait laissé une partie d'elle. Elle ne brûle plus. Elle est de glace. Plus distante, même si elle reste terriblement protectrice et espiègle. Elle y est restée, finalement. La seule chose qui lui appartient encore c'est sa tendresse, son élégance. Elle sait toujours danser. Moins bien, mais elle y parvient toujours. Elle a oublié quelques notions, et cette simple perte la détruit, car elle est impuissante. Et c'est ça qui lui fait le plus de mal je crois. Savoir qu'elle n'y peut rien. Elle se débat contre elle-même, le combat n'est pas équitable. Si elle gagne elle se blesse. Elle finira par perdre une partie d'elle, encore. Et peut-être qu'un jour, elle finira par s'oublier elle-même.

Elle danse toujours. C'est comme un sixième sens, une des choses qui lui permet de tenir le coup. Elle n'a jamais cessé. Ni avant l'accident, ni après. Malgré sa maladresse grandissante elle n'arrête pas. C'est toujours ce qui la fait tenir debout. Elle garde encore cette tendresse et ce mystère qui déjà lui étaient propres, avant. En réalité Karen n'a pas beaucoup changé. Elle est restée la même, bien qu'un peu plus méfiante encore et sur ses gardes. Son style vestimentaire aussi n'a pas beaucoup évolué, bien que plus moderne peut-être. Elle reste élégante tout en s'habillant simplement. Il s'agit d'ailleurs d'une des choses qui l'ont toujours caractérisée : cette façon terriblement troublante qu'elle avait de paraître si abordable mais à la fois inatteignable. Elle demeure cet personne que vous croyez connaître par coeur sans imaginer un seul instant combien elle peut avoir souffert. Maîtresse en l'art de feindre, elle l'a toujours été, et l'est encore aujourd'hui. Restes de son ancienne vie aussi cette compassion pour les personnes blessées, physiquement ou psychologiquement. Sans qu'elle n'en dise jamais rien elle n'en est pas moins attentionnée et compatissante ; elle n'ose juste jamais se l'avouer.

today | Le médecin m'a dit d'écrire. Au cas où. Si je perdais la mémoire, à nouveau. Si je retournais à la case départ, hôpital, traitement, suivi, futilités. Alors j'écris. Qui suis-je censée dire ? Que suis-je censée raconter ? Plongée la tête la première dans une vie qui n'est pas mienne, qui n'est plus mienne, comment serait-ce possible de décrire des journées si pales ? Sans goût. Ternes. Décolorées de l'amour que j'éprouvais pour cette vie, avant. Décolorée par le passé. Tous les meubles de la maison semblent figés dans le temps, mais plus encore : ils me sont inconnus. Une étrangère dans sa propre demeure - si seulement j'avais ne serait-ce l'impression qu'il s'agit de la mienne. Rien ne m'appartient, tout m'échappe. Mais ce qu'il peut y avoir de pire peut-être, c'est cette impression terrifiante qu'il y a quelques semaines traînait ici mon propre fantôme. Karen, la douce danseuse. Heureuse. Etrangement elle m'effraie. Peut-être parce que je ne la comprends pas. Est-il possible de changer ainsi du tout au tout ? Ou suis-je simplement folle ? Sûrement un petit peu de ces deux hypothèses. Pourtant j'ai l'impression parfois de me retrouver. Comme si l'ancienne propriétaire de cette vie soudainement décidait de s'emparer de mon corps et de me rendre heureuse, aussi étrange que cela puisse paraître. C'est rarement. Mais ces moments, bien que troublants sont terriblement appréciables. Car c'est ainsi que je suis supposée retrouver la mémoire. En me réappropriant les lieux familiers, les odeurs, les sons mêmes. Mais plus encore. Je suis supposée retrouver la mémoire en me ré-apprivoisant.

yesterday | Et la jolie Karen s'élance. Quelques pas supplémentaires. Quelques mouvements gracieux. Ils sont tous fous de moi. C'est impressionnant, mais terriblement plaisant. Jamais je n'aurais cru m'épanouir ainsi, si facilement, si soudainement. Une fleur qui éclot. Voilà, c'est cela. La douceur des pétales avec la poigne de son odeur. La timidité de son éclosion à la venue du printemps puis sa soudaine ouverture. C'est exactement cela. Et dieu que cela faisait longtemps que j'attendais cette éclosion. Loin des bras étouffants de mon mari. Loin de son regard sur-protecteur et paranoïaque. Loin de l'ombre, la fleur éclot.

today | Bonne nouvelle, je n'ai pas perdu la mémoire ! Tout du moins pas encore. Ce qui représente, d'après les médecins, un fait capital dans l'évolution de mon rétablissement. Si je me souviens de mes dernières semaines à la maison dans les moindres détails, il m'est pourtant encore difficile de dormir. Tout d'abord parce qu'il est à mes côtés. Ensuite parce que jamais ne cessent ces cauchemars. Toujours les même. Toujours. Cette chaleur intense, suffocante, et cette sensation ô combien familière de l'air qui manque. Chaque recoin, chaque centimètre carré de la pièce semble empli de fumée toxique. Et je me débats, je pleure, je crie, je frappe. Et il me prend dans ses bras, m'étreint, m'embrasse le front et me dit que tout ira bien. Etrangement il s'agit de la seule personne parvenant à canaliser ces crises de folies passagères, quand bien même cette simple idée puisse me répugner au plus haut point. Et lorsque finalement je suis maître de mes pensées, je me surprends à me nicher toujours un peu plus contre son torse, à écouter les battements de son coeur inlassablement jusqu'à ce que le soleil perce à travers les rideaux blancs. Comme pour vérifier qu'il en a un, inconsciemment.
Ainsi, plutôt mourir de fatigue que de devoir revivre cette nuit tragique et me blottir contre cet inconnu qui me sert de mari. Je ne dors plus, me couche à ses côtés pour qu'il ne s'inquiète pas puis me glisse dans le salon lorsqu'il s'est assoupi. Et je passe la nuit à danser. À essayer de me remémorer la grâce, les pas, et les rythmes. Les arabesques. Pourtant rien jamais ne vient. Ou alors, par vagues floues. Et lorsque finalement une bribe de souvenir me vient je l'attrape au vol et ne la lâche pas. Jamais. Un autre carnet, d'ailleurs, est soumis à mes idées farfelues, justement pour cela. Retenir le pas, et tout le reste. Pour me souvenir de ce que j'aimais.
Quand pourtant la fatigue me gagne finalement je me décide à me recroqueviller au coin de la cheminée pour lire sous le bruit des craquements du bois brûlé - il n'existe rien au monde de plus reposant. Ainsi me suis-je trouvée une nouvelle passion : la lecture. Les romans policiers, les thriller, mais bien plus souvent encore, les histoires d'amour. J'éprouve même une certaine fascination pour ces dernières, sûrement malsaine car elles me rappellent que je ne connais pas l'amour.

yesterday - le réveil de Karen, hôpital | Et elle la regardait inlassablement de ses grands yeux bruns, terriblement vifs. Les sourcils quelque peu froncés, la mine sceptique et les bras croisés sur a poitrine, triturant nerveusement le bout de ses manches. Que pouvait-il donc y avoir de plus troublant suite à une perte de mémoire de se retrouver face à soi-même ? Ea. C'est ainsi qu'elle disait s'appeler. Semblable en tous points aux reflets qu'offraient un miroir à Karen. Pas une fêlure, pas une seule imperfection. Elles étaient identiques. Pourtant la brunette n'en avait aucun souvenir, pas un seul. Ainsi elle resta de longues minutes dans son lit d'hôpital, muette, toisant sa soeur du regard sans oser lui demander quoi que ce soit. Comme effrayée par le fait que quelqu'un puisse lui être semblable en tous points. Mais plus encore, la jeune femme face à elle lui ressemblait tout en s'éloignant étrangement de toutes ces attitudes qui caractérisaient Karen. Plus sûre d'elle. Plus imposante. Un poil plus détachée, aussi. Et terriblement séduisante. De ces femmes qui laissaient leur empreinte derrière elles, qui se faisaient remarquer et le savaient. Ainsi naquit en la pauvre petite chose fragile qu'elle représentait en ce jour une pointe de jalousie - mal placée, certes. Car elle était tout ce qu'elle aurait aimé être : forte, et libre.

today - un matin dans leur maison | - Mais laisse moi tranquille ! Je ne vas pas rester enchaînée ici pendant des mois ! Comment veux tu que je retrouve la mémoire et que je me souvienne qui tu es si je suis confinée dans une maison de deux-cent mètres carrés ?! Un soupir s'échappa d'entre ses lèvres tandis que, désespéré, il s'asseyait à son bureau, évitant précautionneusement le regard survolté de Karen. Il souhaitait qu'elle reste ici. Elle rêvait d'ailleurs, d'autrement, d'autre chose et d'autres endroits. Il ne comprenait pas. Là résidait le point sensible, la pomme de discorde. Et elle le dévisageait, attendant une quelconque réponse de la part du jeune homme. Réponse qui tarda à venir. Il regardait à travers la fenêtre, les doigts sur le menton, pensif. Et elle s'impatientait. Pourtant, elle ne partait pas. Elle attendait sa permission. Comme s'il exerçait sur elle une pression assez importante pour la rendre soumise. Pression assez importante tout du moins pour que lui désobéir semble effrayant aux yeux de la jeune femme. Ainsi ils restèrent de longues dizaines de secondes, voire une à deux minutes sans rien dire, quand finalement sur un ton amusé et presque sarcastique son mari lui répondit.
- Mais Karen, dis-moi... Qu'est-ce que tu vas faire dehors ?
Sa première réaction aurait été de partir en claquant la porte. Pourtant elle resta là, tirant ses cheveux en arrière nerveusement, pesant inlassablement le poids de ces mots dans son esprit. Qu'allait-elle pouvoir bien faire ? Au fond, il n'avait pas tort. Elle ne reconnaissait plus les lieux, ni les personnes. Elle avait du mal à voir le temps défiler. Elle était perdue. Et terriblement seule. Pourtant ce besoin irrépressible de découvrir, redécouvrir se glissait dans ses veines d'une manière qu'elle ne s'expliquait pas. Mais elle resta là. Penaude, cette fois-ci. Terrassée par ces simples mots, témoins de l'emprise qu'il pouvait avoir sur elle. Et lorsque finalement il se leva et enfila sa veste, c'est muni d'un rictus sarcastique sur son visage qu'il s'approcha d'elle et vint lui embrasser la tempe tendrement après avoir murmuré d'un ton plus sérieux cette fois-ci.
- Je t'emmènerais au restaurant ce soir si tu veux.
Elle hocha la tête, esquissant un léger sourire triste puis le laissa partir sans lui adresser un seul mot ni même se retourner. Bien trop troublée par les faits venant de se dérouler sous ses yeux. Bien trop effrayée, en réalité, par elle-même.