Lund. Søren. vingt-huit ans. danois pur jus. simple protecteur, brigade de l'ambre. cinq ans. Libraire. diplômé en littérature. célibataire. discret, observateur, rancunier, loyal, sympathique, imaginatif, râleur, sarcastique, entêté, tête brûlée, parfois violent, porté sur la boisson.

Søren grelotte, le froid prend possession de toutes les parties de son corps. S’il reste encore une minute dehors, il en est sûr, il finira congelé. Il regarde sa montre toutes les trente secondes d’un air impatient, le regard chargé de reproches, comme s’il en voulait au temps lui-même de s’écouler si rapidement. Les gens passent dans la rue, indifférents à lui, tandis qu’il les regarde brièvement. Toujours pas d’Ada. Sa longue silhouette maladroite ne passe pourtant pas facilement inaperçue. Cette fois il en est sûr, elle lui a posé un lapin. « Bordel » Le juron lui échappe, et pourtant, il se trouve encore bien aimable. Il enfourne ses mains gantées dans ses poches, en retire ses clefs de voiture, et tente déjà de fouiller dans sa mémoire.
Où habite-t-elle déjà ? Il lui semble que cela fait une éternité depuis le jour où il a pour la première fois frappé à sa porte, ignorant qui il allait trouver, n’ayant qu’un simple nom noté sur un bout de papier pour seule indication. Quand il arrive devant chez elle, il saute de sa voiture pour grimper quatre à quatre les marches du perron. Les coups qu’il frappe à la porte traduisent sans mal l’impatience qui s’est saisie de lui. Ses coups sont brusques et peu espacés. Il ne s’arrête que lorsqu’enfin on lui ouvre la porte. Ada lui fait face, les joues rosies par la gêne. Peut-être pensait-elle naïvement qu’il ne viendrait pas la chercher.
Sans attendre une invitation pour entrer, Søren entre dans le petit pavillon, jette un œil autour de lui, avant de se planter devant Ada, le regard noir, les yeux plissés. Elle sait qu’il lui en veut, et que dans ces cas-là, il est plus sage de le laisser parler. « A quoi tu joues, Ada ? On devait se retrouver il y a une heure ? Ne me dis pas que tu as oublié, c’est le jour le plus important de tous ! » Søren se calme un instant, fait les cent pas dans la maison pour calmer ses nerfs encore à vif. Ada en profite pour balbutier quelques excuses, et donner une réponse plus satisfaisante alors que Søren la fusille déjà du regard. « Je ne peux pas y aller, Sø. Je vais échouer, j’en suis sûre. Comment je pourrais être à la hauteur maintenant ? » Søren soupire. Quand il avait appris à connaitre Ada, il s’était demandé pourquoi on lui avait collé pareil boulet dans les jambes. Il devenait le mentor d’une jeune femme ô combien fragile et délicate. Elle n’avait rien d’une battante, au premier coup d’œil. Pourtant, si son nom figurait sur l’Evantyr, c’est qu’il y avait en elle une plus grande valeur que ce que ses yeux pouvaient percevoir. Alors, patiemment, il avait joué son rôle, et elle avait joué le sien avec plus de talent qu’il n’y pensait au départ. Et voilà qu’aujourd’hui, elle le laisse tomber sans plus de cérémonie, redevenant la petite fille fragile qu’il avait vu en elle la première fois. « Inutile d’avoir peur, Ada. Tu as toutes tes chances. Tu as fait des merveilles devant ce troll l’autre jour. Les autres protecteurs sont impressionnés. » Le jeune homme marque une pause, observe la réaction de son élève. Elle le regarde avec intérêt, son discours la séduit. Søren lui adresse un sourire encourageant, avant de reprendre. « Tu fais partie des meilleures recrues. Tu as toujours voulue être hors du commun, et cette charge fera de toi quelqu’un d’unique. Une protectrice, tu te rends compte ? » Il joue sur la corde sensible, il le sait. Mais il n’a pas envie de passer pour un idiot parce que son élève s’est défilée au dernier moment.
Il aime Ada, peut-être même trop. En l’initiant à son mode de vie, il ne pensait pas devenir si proche de la jeune femme. Alors oui, il souhaite qu’elle réussisse, pas seulement pour garder sa dignité devant ses confrères. Mais aussi parce qu’ainsi, il le sait, elle sera pour toujours à ses côtés. Il n’ose imaginer un échec de sa part, parce que les conséquences seraient encore plus dramatiques pour lui qu’elles ne le seraient pour elle. Elle aurait tout oublié, tandis qu’il devrait vivre avec le fantôme d’une femme qui n’aurait plus aucune idée de qui il était.
Lentement, il lui tend la main, pour lui montrer qu’elle n’aura pas à y aller seule. Du moins pas au début. Il sera à ses côtés jusqu’à ce que l’ultime étape de sa formation commence. Là, il lui faudrait faire face à ses propres responsabilités, comme Søren et tous les autres protecteurs avant elle. Ada fini par céder, le discours de son mentor ayant visiblement touché au but. « Nous avons déjà perdu assez de temps. Si on part maintenant, nous n’aurons qu’à dire qu’il y avait trop de monde sur la route. » Déjà, il l’entraine vers sa voiture, plus ou moins de grès ou de force. Ils ont assez trainés pour aujourd’hui. Dehors, la nuit commence à tomber. Pourtant, le périple d’Ada ne fait que commencer.




« Alors ? » Søren triture la bague qui orne son doigt, symbole de la confrérie des protecteurs. Il emboite le pas du médecin qui vient de passer, posant questions après questions sans même laisser le temps au médecin de répondre. Celui-ci s’arrête brusquement, tournant un regard désolé vers Søren. Le jeune homme n’a pas besoin de grand-chose de plus pour comprendre le message. Il délaisse sa bague pour frapper violement le mur le plus proche. Ses articulations sont désormais douloureuses, et son malaise n’a pas diminué. Le médecin lui annonce qu’il est désolé. La belle affaire, pour lui, Ada n’est ni plus ni moins qu’une patiente moins chanceuse que les autres. Ils vont bientôt la débrancher. Si Søren veut lui dire un dernier au revoir, c’est maintenant. Le jeune homme retient ses larmes, et va tout droit dans la chambre 303. Elle repose là, branchée de partout, méconnaissable. Sur la table de chevet, la même bague ornée d’un P que celle que Søren porte à son doigt. Elle a réussi, il y a longtemps maintenant. Deux ans qu’elle partage sa vie avec lui, au travail comme en dehors.
Et voilà qu’on s’apprête à lui enlever Ada. Søren est dévasté. Dans un coin de sa tête raisonne encore la voix de sa belle, lui prodiguant mille conseils sur la situation de crise qu’ils ont a gérer depuis quelques temps. L’élève a dépassé le maitre, Søren n’aurait pas été surpris qu’elle finisse chef de brigade avant lui. Mais désormais, ce plan tombe à l’eau, comme tous les autres. Ada gît sur son lit d’hôpital, le corps grièvement brulé. Un incendie criminel dont elle s’est retrouvé prisonnière. On n’a pas tardé à retrouver le coupable, et quand Søren tenta de l’approcher, la police eut bien du mal à contenir le jeune homme dont la colère avait décuplé les forces. La vengeance n’aurait rien changé, comme lui avait rappelé un agent de police. Ada ne reviendra pas. Søren remet en place une mèche de cheveux derrière l’oreille de sa belle. Il s’attarde encore quelques minutes, ne sachant pas vraiment quoi dire. Dans les contes qu’il parcourt, il suffit d’un baiser pour réveiller la princesse. Ici, la mort ne connait pas d’alternative.
Quelques jours s’écoulent, le temps de rassembler les affaires d’Ada, de lui organiser des obsèques dignes d’elle. Søren boude son travail, la librairie reste désespérément close, et les autres protecteurs doivent faire sans lui pour retrouver les personnages des contes égarés dans le monde réel. Søren se moque pas mal de ce qui peut leur arriver, il a d’autres choses en tête.
Et puis une idée le frappe. Il rejoint les autres protecteurs, quelques jours à peine après la mort d’Ada. « Sa mort n’est pas qu’un accident. Je sais qui en est responsable » Sans plus de procédure, il balance un livre sur la table. « Tu es complètement ivre, Søren. On sait tous qu’il te faut du temps, mais… » Søren coupe court à la conversation.
Il tient à peine debout, l’alcool faisant frémir tout son être, mais il a suffisamment de présence d’esprit pour pointer encore un peu plus le vieil ouvrage du doigt. Les trois petits cochons. « Le loup, je suis sûr que c’est lui. Ca ne peut-être que lui qui a causé cet incendie » Il sent qu’on l’attrape par le bras, qu’on tente de le raisonner. Mais les mots ne le touchent pas. Sa peine est trop grande, il lui faut comprendre. Pourquoi Ada est morte d’une manière aussi banale, compte tenu des immenses responsabilités que son rôle de protectrice lui apportait ? S’il leur avait fallu disparaitre, à l’un ou à l’autre, ils auraient pensé que les contes avaient un rapport. Jamais Søren n’aurait cru que la femme de sa vie puisse mourir comme les autres. Elle était si spéciale, ça n’était pas possible.
« Søren, tu dois te reprendre. » Le jeune homme relève la tête, prend la remarque comme un affront. Il se détourne des protecteurs qui lui adressent des regards désolés. Ils ont pitié, il le sait, et leurs bons sentiments ne font qu’agacer Søren plus encore qu’à l’accoutumée. Il est perdu, et sait qu’aux yeux des autres il est méconnaissable. Søren a toujours amusé la galerie parce qu’il râlait trop, mais il était un bon compagnon, quelqu’un avec qui il était toujours agréable de passer le temps. Aujourd’hui, sa détresse est palpable. Il broie du noir, noie ses sombres pensées dans l’alcool. Les protecteurs qui lui sont proches se disent simplement qu’avec le temps, tout rentrera dans l’ordre.




Et le temps passe, effectivement. Les semaines deviennent des mois, et Søren tente de reprendre sa vie en main. La plupart du temps, il cache sa tristesse à merveille. Il n’y a qu’au fond de son regard qu’on puisse encore lire toute la détresse qu’il accumule depuis qu’Ada n’est plus là. Il doit réapprendre à vivre seul. Et c’est cette même solitude qui lui pèse. Il se réfugie dans le travail, officiel ou officieux. Il n’est plus rentré chez lui depuis des jours, préférant dormir dans la réserve de sa librairie. Mais dès lors qu’il s’arrête, Søren tourne en rond, et ses nouveaux démons qui le hantent reviennent à la charge. Il enchaîne les verres, rongé par ce deuil qu’il n’arrive pas à surmonter aussi bien qu’il le prétend. Il devient docteur Jekyll et Mister Hyde. Quel dommage que cela ne soit pas un conte, il aurait été si facile à repérer. Charmant jeune homme lorsqu’il est sobre, monstre violent lorsque l’alcool a raison de lui. Søren cherche à se reconstruire, pourtant chaque pas en avant lui coûte. Il lui faut en permanence avoir l’esprit occupé pour ne pas sombrer. Son travail est son seul expiatoire, seule chose capable encore de lui maintenir la tête hors de l’eau. Seule activité à travers laquelle on peut encore distinguer le Søren d’autrefois, celui qu’il était quand Ada était encore en vie.