Flanquée de deux chefs de brigade, Esben fut péniblement escortée jusqu'aux portes de la bibliothèque des protecteurs. Elle n'en revenait toujours pas qu'ils aient osé sonner chez elle à trois heures du matin et ce, pendant qu'elle travaillait sur un projet plus qu'important. Quoi que… techniquement, cela faisait près de deux heures qu'elle s'était affalée sur ses feuilles : les multiples cafés qu'elle avait bu ne suffisant pas à la tenir éveillée.
D'un air suffisant, le plus vieux des deux hommes qui l'accompagnait poussa la porte et lui indiqua la direction à suivre. La bibliothèque était étrangement silencieuse. En temps normal, même au petit matin, on pouvait y retrouver un protecteur tournant frénétiquement les pages vieillies d'un conte ou tout simplement finissant sa patrouille. Or là, personne. Seuls leurs pas brisaient le silence. Cela ne présageait rien de bon mais Esben préféra ne pas poser de questions… ce qui ne lui ressemblait pas non plus mais l'ambiance pesante qui régnait dans la pièce d'habitude pourtant si accueillante semblait l'avoir également affectée. Elle se contenta donc de suivre ses supérieurs en silence, trainant des pieds.

Sur le chemin, elle aperçut du coin de l’œil l'Eventyr, installé sur une estrade. Un sourire amer apparut son visage. Plus jeune, ses parents — deux instituteurs qui la pressèrent dans ses études — lui avaient expliqué à plusieurs reprises que les fées n'existaient pas, au même titre que le père noël (au sujet duquel elle avait découvert la vérité en reconnaissant son oncle sous une fausse barbe) mais Esben y avait toujours cru… tout comme au monstre du Loch Ness ou encore l'abominable homme des neiges. Mais en grandissant, elle avait appris à se taire à ce sujet, pour ne pas être prise pour une folle. Aussi, l'apparition de son nom dans ce fameux grimoire et la révélation des protecteurs avaient été un soulagement pour la jeune fille. La seule chose qui l'avait chagrinée à l'époque était qu'elle ne pourrait jamais rencontrer Peter Pan puisque, d'après le chef de sa brigade, il ne faisait pas partie des contes… Mais, avec le temps, ce ne fut pas la seule déception qu'elle connut. Durant son année de formation, alors que les choses devenaient bien plus complexes qu'elle ne se l'était imaginée, Esben avait commencé à douter de ses aptitudes de protectrice tout comme de l'utilité de leur mission. Peu à peu, le monde des contes s'était transformé en village vacances où la demoiselle passait son temps lorsqu'elle voulait oublier, l'espace de quelques heures, son travail…

Bientôt, ils atteignirent le fond de la bibliothèque et s'arrêtèrent près d'une table en bois. D'un geste de la main, l'un de ses supérieurs lui indiqua une chaise sur laquelle elle s'assit aussitôt alors que son collègue les quitta avant de revenir avec un exemplaire original dans les mains. Il le laissa tomber si violemment sur la table qu'Esben sursauta. Lorsque son regard se posa sur le titre du livre, un rire nerveux s'échappa. « La belle au bois dormant » — Elle détestait déjà cette feignante qui ne faisait que dormir pendant que les protecteurs devaient s'assurer de sa sécurité… Mais voilà qu'à présent, elle était la cause de ses ennuis.

“ Il y a quelque chose que tu aimerais nous confier Solberg ? ” demanda l'un des deux hommes en l'éblouissant avec l'une des lampes qui éclairait la table. “ Que tu regardes un peu trop de mauvaises séries policières ? ” répondit (faussement) naïvement la jeune fille en reprenant des couleurs, un sourire mauvais au coin des lèvres. Esben ne se serait jamais permis ce genre de commentaire déplacé au près de son supérieur… mais elle n'avait jamais considéré les protecteurs comme tels. “ Et si tu rejoignais l'autre monde plutôt qu'essayer d'être drôle ? ” répliqua l'homme concerné. Comme réponse, Esben saisit le livre, l'ouvrit à la première page et récita la formule qu'on lui avait appris il y a trois ans. “ Ce n'est pas parce que c'est inventé que ça n'existe pas. ” Seulement rien ne se produisit. Pas de lumière blanche… Pas de sensation étrange… Pas de téléportation… Rien. Soudainement frappée par la réalité, elle leva les yeux vers l'homme qui l'interrogeait, dans l'attente d'explication. “ Tu ne sais vraiment rien de ce qui se passe ? ” La jeune fille répondit par un geste négatif de la tête. “ On ne peut plus accéder au monde des contes… Et la dernière brigade a en être revenue est celle du rubis. Une explication à donner ? ” reprit-il.

Esben sentit sa tête exploser. Se pouvait-il qu'elle ait cassé la connexion entre les deux mondes ? Elle n'avait pourtant rien fait de particulier durant cette dernière patrouille… Tout avait été calme, peut-être même un peu trop maintenant qu'elle y réfléchissait.
Puis, une autre pensée bien plus rassurante se forma dans son esprit. S'ils ne pouvaient plus faire leur devoir… elle pourrait entièrement se concentrer sur son travail, n'aurait plus à mentir à ses parents aux sujets des étranges blessures qui marquaient son visage de temps à autre. C'était peut-être mieux ainsi.