Il fait beau aujourd’hui, et c'est gravé dans l’esprit d’Asger. Il lui est impossible d’oublier ces rayons de soleil entrer à travers les fenêtres pour pénétrer dans la pièce, c'est beau voire trop. Ils semblent le narguer. Ca a été l’hiver trop longtemps, se dit Asger. Il prend sous le bras ses piles de feuilles de comptes et sort de son bureau. Il ne prend pas la peine de fermer derrière lui d’ailleurs, les gens qui travaillaient ici étaient trop ‘niais’ pour commettre la moindre infraction. Il part dans le grand jardin -un autre avantage quant à travailler dans un country club: on s’ennuie, mais on a le droit au ‘petit luxe’. Le jeune homme quête une petite table à l'écart au soleil pour s’installer et s’y avance. Lorsqu’il s’y assied, il se rendit compte que quelque chose manquait. La vibe n'est pas complète ici. Il laisse ses papiers sur la table en fer et repart dans la maison: il en revint avec une radio, un cigare au bec et un verre de whisky avec des glaçons. -Aah, lâche-t-il, exprimant sa joie. C'est le calme complet, le bonheur le plus simple au monde. Il allume la radio et la laisse sur une antenne de jazz. Il sort ses allumettes et son cigare commence à émettre de la fumée. C'est James Brown qui était en fond sonore, et Asger se sent bien. Presque prêt à travailler. -C’est une blague? Asger se retourne affolé. La fumée sort de sa gorge, il fait les gros yeux à Esben. -Alors cette signature? Il attrape son verre de whisky sans le regarder, et en boit une gorgée. -Bonjour à toi aussi. Oui c’est vrai, il a renvoyé ses stagiaires ou autres pour cette putain de signature. Mais c’est pas contre elle, c’est juste que c'était pas le moment. Il l'observe. -Donne moi les papiers je m’en occuperai plus tard. J’ai pas encore fini la compta de la gestion. Oh quel menteur, il n’en a pas besoin. Il veut juste le soleil et Esben a le don de venir tout foutre en l’air.

Il se rassied confortablement dans la chaise. Il entend Esben ronchonner, il rétorque: -A moins que tu restes ici, je le fais devant toi si tu veux. Ça ira plus vite. Il regarde au-dessus pour faire face à une Esben qui a toujours pas bougé d’un cheveux et lui arbore ses yeux les plus diaboliques. Il lui sourit. -Va te chercher un verre et un cigare? Une chose est claire dans l'esprit d'Asger à ce moment: il n'est pas question qu'il quitte ce soleil fantastique.

-J’en ai besoin maintenant. Ca te prendrait au grand maximum trois secondes, et puis c’est un tournois de golf amateur, ça nous coûtera le même prix que d’habitude! C’est pas comme si t’avais besoin de compter quoi que ce soit. Asger regardait amusé la jeune fille. Elle n’avait donc aucune idée de quoi il parlait; mais après tout il en était à moitié divertit. -A moins que tu restes ici, je le fais devant toi si tu veux. Ça ira plus vite. Va te chercher un verre et un cigare? Esben pensait qu’il était inutile de compter: Asger est bon, en effet, et fait dire aux chiffres ce qu’il désire mais c’est qu’il y avait un don derrière, un don qu’il prenait soin de ne pas trop user, et de ne pas trop gaspiller non plus. Son whisky, c'était son auto-cadeau de félicitations. -D’accord! Asger regarda la blonde éberlué: était-elle sérieuse? Elle partit vers le country club, et Asger s’offrait quelques secondes de répit à fumer son cigare et boire quelques gorgées de whisky. Le soleil tapant aujourd’hui, l’effet de l’alcool commençait à rendre notre beau jeune homme assez joyeux.

Elle revint, et le blondinet ne la quitta pas des yeux: elle n'avait pas pris de cigare. Elle prit même place à ses cotés, s’asseyant sur la petite table en ferraille. Lorsqu’elle leva la bouteille, Asger était aux anges et pensait avoir enfin trouvé une manière de rendre cette froide demoiselle un peu plus rigolote, funky. Mais rien ne l'était: le bon whisky commençait à se vider délicatement sur la belle herbe verte. On pouvait lire la peur sur le visage d’Asger, il ne s’y attendait pas. Il restait la tête bée. -T’es sur de ne pas vouloir le faire maintenant? Ce serait dommage que la bouteille soit vide quand tu te seras enfin décidé. Il en avait même presque une larme aux yeux, le jeune homme. -Es.. Il remonta la tête vers son interlocutrice. -Tu.. Tu te rends compte que cette bouteille a 80 ans d'âge, et que je l’avais tapée dans la réserve du proprio? Enfin, si tu veux que je commence à retirer 1500 kouronnes de ton budget pour le golf, tu commences bien. Il était triste le jeune homme, son coeur se brisait en mille morceaux au même moment où il voyait l’herbe étinceler du fait de l’alcool collant sur ses fines feuilles vertes; mais les quelques gouttes qui restaient dans la bouteille lui donnaient espoir. Il était question de devenir sérieux quelques minutes s’il voulait pouvoir retrouver son calme et ses esprits, loin de cette folle. -Bon, il est quand ton truc de golf? Le dernier dimanche du mois? Asger commençait à regarder sa pile de feuilles vite, très vite. Les chiffres semblaient former une famille, une famille qui jouait. Il en ressortit quelques feuilles, un peu de toutes les couleurs. -Donc tu dis que ça prend 10 secondes de te débloquer tes sous hein. Vérifions-ça. Il s'élève à combien ton budget? T’as tout compté, ou c’est juste ton budget bouffe déjà? Au final, Asger savait que l’argent pouvait se débloquer assez vite, surtout connaissant la fortune familiale des gens qui possédaient cet endroit. C'était presque impossible de faire faillite par ici. Seulement, il ne comprenait pas les tournois de golf. Les gens ne pratiquaient pas le golf, ils sirotaient des cocktails payés par le Country Club sur l’herbe verte; et les femmes aux chapeaux extravagants profitaient du spectacle ennuyant. Pourquoi ne pas organiser un truc plus sympa, se disait Asger.

A son plus grand plaisir, la réaction du garçon fut immédiate. Aussi, son sourire s'étendit alors qu'Asger, sous le choc, palissait comme s'il venait d'apprendre la perte de l'être qui lui était le plus cher. Quand il commença à prononcer son nom, elle s'attendit à l'entendre hurler. Mais rien, le son de sa voix se perdit d'un semblant de sanglot. Lorsqu'il reprit la parole, sa voix paraissait brisée. L'alcool était-il si important pour le jeune homme ? Devait-elle s'inquiéter ? Appeler les alcooliques anonymes pour leur faire signe qu'ils allaient bientôt accueillir une nouvelle recrue ? Puis finalement, en l'écoutant expliquer le pourquoi du comment, Esben remonta lentement le goulot de la bouteille… si bien que le liquide s'échappait à présent moins rapidement. Si Asger disait vrai — et on pouvait lui faire confiance quand de l'alcool était en jeu, il était peut-être préférable de ne pas vider tout le contenu par terre. Certes, elle pourrait toujours rejeter la faute sur lui, soulignant le fait qu'il buvait durant son travail, qu'elle ne cherchait qu'à l'arrêter afin qu'il se concentre sur des choses plus importantes pour le club mais, elle ne put s'empêcher de penser que si le propriétaire se levait de mauvais pieds, il serait susceptible de la licencier pour avoir gaspillé un alcool qui coute une fortune.
Quand elle l'entendit dire qu'il avait l'intention de retirer l'argent de son budget pour le rembourser, elle ne put s'empêcher de s'emporter, oubliant de relever le bouteille tellement l'idée lui paraissait saugrenue. “ Et non mais non ! ” (Ça c'était de l'argument !) “ Tu t'démerdes ! T'as qu'à pas te bourrer la gueule pendant tes heures de travail ! ”

Soudainement, Asger se mit en action. A première vue, la perte de l'alcool — ou peut-être l'idée qu'il puisse être renvoyé si l'on apprenait qu'il se servait dans la réserve du propriétaire ? — avait suffit à le motiver. Elle décida donc de redresser la bouteille de whisky et la poser sur la table sans pour autant la lâcher, dans l'hypothèse où Asger aurait de nouveau besoin de motivation. Elle le laissa s'inquiéter, se presser en éparpillant toutes ses feuilles. A la vue d'autant de chiffres, Esben ne put s'empêcher de grimacer. Si elle avait toujours eu d'excellentes notes dans cette matière (remercions les deux professeurs qui lui servaient de parents), elle détestait les mathématiques… alors en faire son travail ! Plutôt mourir ! Mais si le garçon prenait son pieds à faire des additions, tant mieux pour lui… Elle le laissa donc faire, l'entendant marmonner dans sa barbe de temps à autre.
Évidement qu'elle avait prévu cet évènement pour le dernier dimanche du mois… Les convives s'étaient habitués à ce rendez-vous quasi-mensuel et n'appréciaient guère les changements. Aussi, modifier la date leur aurait sans doute fait perdre plusieurs clients. Elle se contenta donc d'acquiescer d'un signe de la tête auquel le garçon ne prêta sans doute aucune attention.
Puis son sourire s'effaça quelque peu quand il affuta ses questions. “ Tu devrais le savoir depuis le temps ! ” s'indigna t-elle. Certes, Asger venait tout juste de les rejoindre… Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de le comparer avec le précédent comptable. Lui, au moins, devinait la somme à débloquer dès qu'elle mentionnait un tournois de golf amateur. Il faut dire qu'avec le nombre de tournois qu'ils avaient organisé ensemble, il lui aurait été difficile de ne pas retenir les chiffres. “ 52 171, 70 couronnes. Tout compté ” finit-elle par répondre. “ Maintenant, si tu voulais bien arrêter d'essayer de me faire croire que c'est si dur que ça de débloquer des fonds et signer ce fichu papier, ça m'arrangerait. ” Encore une fois, elle ponctua sa phrase d'un sourire forcé — une sorte de tic professionnel.

A la minute où Asger avait eu le culot de faire rembourser la bouteille de whisky à Esben; cette dernière s'empressa de paniquer: -Et non mais non! Tu t'démerdes! T'as qu'à pas te bourrer la gueule pendant tes heures de travail! Asger souriait en coin. Il avait réussi à l'empêcher de garder la bouteille intacte désormais. Mais au prix du travail, ahem. Il commença à arpenter les lignes de chiffres avant que la blondinette ajoute: -Tu devrais le savoir depuis le temps! Le jeune homme évita de la regarder droit dans les yeux afin de lui éviter un regard désapprouvant. Il ne rétorqua même pas, ce qu’il voulait c’était en finir avec cette histoire et retourner à son cher cigare qui s'était éteint entre temps. -52 171, 70 kouronnes. Tout compté. Le jeune comptable accepta le prix dans sa tête, en espérant simplement que la nuit ne serait pas une catastrophe ambulante. -Maintenant, si tu voulais bien arrêter d’essayer de me faire croire que c’est si dur que ça de débloquer des fonds et signer ce fichu papier, ça m’arrangerait. Asger releva la tête vers la pipelette. -Tranquille, j’te les débloque tes fonds la miss. Attends un peu. Il prit un stylo et nota des chiffres un peu partout sur les feuilles, sautant des chapitres pour y revenir. Il comptait dans sa tête, les chiffres se suivaient et se coordonnaient. C'était un jeu d’enfant, il pouvait être bourré comme un poireau ou défoncé comme Kurt Cobain qu’il y arriverait toujours. C'était dans ses veines, les chiffres étaient une partie de lui. Son passe-temps. D’ailleurs, Asger pouvait préférer largement passer une journée avec des chiffres qu’en compagnie humaine -particulièrement quand elle était si agaçante.

Il signa une dernière feuille avant de la diriger vers Esben. -Voila, tes 52 272, 70 kouronnes débloquées. Il se réinstalla dans la chaise, ralluma son cigare et prit une gorgée de son whisky qui l’avait si patiemment attendu. -Me regarde pas comme ça, je compte mieux un peu joyeux, que puis-je te dire? Il arbora son plus beau sourire. Avant qu’Esben tourne ses talons pour partir, il rajouta: -Tu sais, si tu avais fait peur comme ça aux méchantes sorcières elles t’auraient probablement tout avoué, trop effrayées. Le jeune homme laissa échapper un léger rire. Tout ça, il ne savait pas quoi en penser, mis à part que ces fous voulaient qu’Asger participe à l'idée. Il a essayé d’y croire, vraiment; mais au mot sorcier et prince, le beau blond ne pouvait s'empêcher d’y voir une blague. Il avait commencé à s’attaquer à la lecture de conte, mais tout ça ne semblait être qu’histoire. Il avait cependant entendu les contes fabuleux et autres, ainsi que des histoires sur la Brigade du Rubis. Apparemment, si Asger en était arrivé à être de la partie, c'était à cause d’eux. Et dans le ‘eux’, Esben était incluse. Peut-être ne devrait-il pas pousser sa chère collègue, mais Asger n’avait aucune notion de la limite de ses blagues. Ce n'était pas quelqu’un qui réfléchissait assez, et ce n’est pas pour rien que ses meilleurs potes c'étaient des chiffres. Ceux-là ne répondaient pas et ne faisaient qu’accepter la condition que ce dernier leur donnait.

Spoiler:

Asger aurait pu être tranquille, mais sa grande gueule l’avait poussé à faire un dernier petit commentaire déplacé. Sa logique lui avait défaillit une fois de plus, il pourrait être entrain de finir la bouteille là avec son cigare, à ce moment précis: mais non il l’avait faite rester. Il ne s’était même pas corrigé sur la somme exacte afin d'être tranquille; mais non, il a ce coté auto-destructeur idiot. -Ça s'voit que tu n'en as jamais rencontré une. Dans l'autre monde, elle n'aurait fait qu'une bouchée de toi.

Asger observait la jeune Esben avec un regard perdu. Sa propre logique lui semblait bien plus serviable à ce moment que celle d’Esben. Sérieusement, elle s’entendait parler des fois? Tout était bien trop étrange, et puis elle n’aidait pas son cas. Une super-maniaque qui s’est enfermée dans une super-réalité, ça prenait sens. La chose la plus perturbante dans tout ça, c’est qu’elle n'était pas la seule à y croire éperdument. Soren était aussi un fervent croyant. Il y avait même des rivalités entre ces brigades à la noix. Et le joli blond n’avait pas entendu que de belles choses envers sa collègue. Naturellement, elle ne semblait pas apprécier qu’on mentionne les protecteurs et montait sur ses grands chevaux très vite. -Et pour toute information, toutes les sorcières ne sont pas méchantes.. Asger se retint de lâcher un léger rire. -ce que tu saurais si la brigade de l’ambre prenait les nouveaux au sérieux. Asger regardait en l’air un instant, imaginant Soren lui criant dessus: elle avait tort se disait-il, et rien de ce qu’il ou elle faisait n’allait changer quoi que ce soit. C'était du vent selon Asger, mais ça gardait ses journées occupées alors il se contentait de se laisser porter par le courant de l’histoire. Il ne comprit pas vraiment ce qu’Esben voulait dire par des gentilles sorcières, mais il n’assimilait même pas que c'était simplement impossible.

Esben arriva derrière lui et posa sa main sur son épaule -ce qui, un premier temps effraya le jeune homme qui fut pris d’un hoquet d'étonnement. -Oh, et si tu veux garder ton bras intact, tu ferais mieux de parler à voix basse. Asger avait les yeux grands ouverts fixant la blondinette. Il ne s'était jamais fait menacé par une fille dans le passé, et il en était choqué. Il n’avait aucune idée de comment réagir. Elle semblait sérieuse, avec ce coté tout à fait inoffensif. Elle partit, et Asger ne la quitta pas des yeux jusqu'à ce qu’elle soit hors de sa vue. Regard dans le vide, il bu la fin de sa verre et finit son cigare. Il ne s’avait pas quoi en penser.

(fini)