Aujourd'hui c'est mardi. Personne ne s'occupe jamais du mardi. Il est coincé entre le premier jour de la semaine et le jour qui marque sa moitié. Le lundi, tout le monde grogne, le mercredi, tout le monde soupire avec un soulagement d'anticipation. Mais Mads aimait bien le mardi. Le mardi, il se passait tout un tas de choses, le disquaire fermait, les gens allaient au travail et, généralement, il ne travaillait lui-même presque pas. Ils avaient un vrai agenda bien organisé, à la bibliothèque. Et comme il était polyvalent, et non indispensable, il avait plus de jours de repos qu'il n'aurait cru. Bon, après, la somme grappillée à la fin du mois était modique... mais au fond il s'en fichait. Un sac sur l'épaule, il sortit comme un beau diable de son appartement, en sifflotant un air gai d'un autre siècle, bondissant presque sur ses pas. Ce mardi là, il fait plutôt moche, le soleil a commencé sa longue chute dans le ciel mais il fait encore un peu clair. Gris. Que du gris, partout. Ils ont le droit à un superbe temps, ces temps-ci, une histoire météorologique qui échappe à Mads. Il est tout content, de voir le soleil pointer son nez derrière les nuages. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, on dirait que le ciel est une mer de coton aveuglant. Il ne fait ni complètement chaud, ni complètement froid. Ce n'est pas un temps à rester dans la rue.

La vraie raison pour laquelle Mads aime bien le mardi, c'est parce que y'a un atelier cuisine. Quand tu regardes un gars comme Mads, tu sais, tu sens qu'il ne fait jamais la cuisine. Que pizzas surgelées et autres plats préparés sont quotidiens pour lui. Et pourtant, il est le gars qui va à un atelier cuisine, là, tout de suite, dans un petit café du nord d'Odense. Dans son sac, de la farine, du beurre, du sucre, le tout de marques chères et bien trop luxueuses. Il ne cuisine à peine, se contente de goûter chaque plat que chacun fait et de rapporter chez lui quelques restes, dans ses beaux tupperwares violets. A chaque fois, il rapporte les ingrédients et regarde les filles, les garçons plus rarement, mettre la main à la pâte et faire leur... leur magie. Un jour, il avait essayé de faire une crêpe et il s'était brûlé toute la paume de la main gauche. Sérieux. Ca faisait vachement mal, en plus, c'était tout rouge et cloqué pendant au moins une semaine. On s'était bien foutus de sa gueule, il avait ri aussi. Mais, mine de rien, il y était pas retourné. Les poêles, c'est fourbe. Ca te brûle quand tu veux juste faire une crêpe au sucre pour épater la galerie.

Il a troqué le sifflotement contre une cigarette, qu'il écrase en arrivant devant le kaffe. Il y a une dernière raison pour laquelle Mads aime bien les mardis et pour laquelle il vient à l'atelier cuisine ; cette raison s'appelle Else. Elle est toute gentille et jolie, elle lui fait un peu penser à sa sœur mais en plus atteignable, tu sais (ça serait weird de vouloir se taper quelqu'un exactement comme sa sœur non ?) et en plus, elle fait du thé vachement bon, elle lit du Stephen King et elle est complètement chtarbée, un peu comme Mads quoi. Il entre dans la boutique après avoir exhalé sa dernière bouffée de nicotine. « Bonsoir bonsoiiiiir. » fait-il en toquant sur la vitre de la porte, bien qu'il soit déjà à l'intérieur. Personne. Normalement, ça grouille de meufs en tabliers et de mecs à l'air paumé. Mais là, y'a personne. Il se gratte la tête, l'air incrédule, en s'approchant du comptoir. Il se penche mais non, juste des éviers, des cafetières et des tasses, y'a personne derrière. « Mam'zelle Else ? »

Il fait une petite moue en posant ses fesses sur un des sièges surélevés bien confortables du comptoir. Il pose ses coudes sur la petite rambarde métallique sans cesser de se pencher en avant, espérant trouver mademoiselle Else quelque part. Elle est tellement petite, tu sais, elle pourrait se cacher sous une tasse renversée ou quoi. Faut se méfier des gens petits : ça se cache partout et tellement bien que parfois, il faut tellement se pencher au-dessus des comptoirs qu'on en tombe. Il s'inquiète un peu. En plus, y'a personne pour l'atelier cuisine. Y'a personne, nulle part. Peut-être que le monde vient de courir à sa fin et qu'il est le dernier survivant. Pourtant, il sent une odeur enivrante, entêtante, qu'il n'arrive pas à nommer. Ca lui donne vachement soif et vachement faim et vachement envie de trouver mademoiselle Else pour lui demander ce que ça sent. Au final, c'est elle qui le trouve. Il sent des petites mains sur son dos et des lèvres derrière son oreille. Machinalement, son corps frisonne alors qu'une rictus amusé tord sa lippe. Elle est toute proche, mademoiselle Else. Une vraie joueuse. Une vraie bluffeuse, aussi. « Toujours là. » Il sourit en coin quand elle se détache. « M'aurait étonné que non. » dit-il en la regardant se glisser derrière le comptoir. Il a toujours un sourire fantomatique sur les lèvres. Il croise des bras sur le comptoir et se penche un peu en avant, mine de rien, avec son regard de braise qui la déshabille presque du regard. Discrétion et subtilité n'ont jamais fait partie de son vocabulaire. Il a un regard de braise, on dirait qu'il va s'enflammer et l'emmener dans sa combustion. Ses prunelles redessinent son visage machinalement, comme si c'était la seconde ou la troisième fois qu'ils se voyaient. Elle passe la langue sur ses lèvres, il mordille sa lèvre inférieure quand son sourire s'étire. « Qu’est ce que tu fais là ? » « On est mardi et mardi, c'est cuisine. » dit-il sagement. Il sursaute, comme si il venait de se rappeler, se redresse sur son séant en passant son sac sous son bras afin de le faire atterrir sur ses genoux. Il en sort sa farine, son beurre et son sucre, qu'il pose sur le comptoir avec une évidente fierté. Il a presque un sourire candide et innocent, bien différent de son expression de quelques secondes plus tôt. De homme viril/prédateur/dragueur, il est passé à grand gamin qui se brûle les mains sur les poêles. « J'ai apporté ça. » dit-il finalement, comme un pirate aurait dit j'ai déterré le trésor de ma vie. On percevrait presque une étoile et ses étincelles dans ses yeux olive sombre. « Je peux t’offrir un thé ? A la rose. » Son air s'éclaire. Oui, de la rose, évidemment ! La flagrance est plus forte depuis qu'elle s'est approchée de lui, remarque-t-il. Il retrouve son sourire idiot et se penche à nouveau en avant, par dessus la farine, le beurre et le sucre. « Avec un grand plaisir. » dit-il lentement, avec un sourire en coin comme les cons savent bien les faire. Ses doigts jouent sur le comptoir, il ne lâche pas son regard d'une semelle. « Un énorme plaisir, même. » susurre-t-il lentement, son sourire s'élargissant lentement et découvrant ses canines ce qui lui donne un air un peu félin. « J'vois pas grand monde pour la cuisine... ce serait donc que nous deux ? » Ses doigts tapotent toujours le comptoir puis s'arrêtent. Il recule sur son siège et rentre ses mains dans ses poches de blouson. « Ca me plaît. » décrète-t-il.