LES ÉLUCUBRATIONS.
1.
Elle t’offrira des feulements dans sa voix lorsqu’elle reprend son souffle.
« Je parie que t'as jamais fait ça Lindberg. Tu vas pas me laisser tomber si près du but hein ? » J'ai un peu peur mais je ne dis rien et me contente de sourire. Je sais qu'il a peur aussi. On se laisse porter par l'adrénaline, nos pas sont si légers que les gens pourraient croire qu'on vole.
« Tu oublies que c'est moi qui ait eu cette idée Mattie. » Il attrape ma main, elle est un peu moite et tellement plus grande que la mienne. C'est bizarre parce qu'il n'est pas beaucoup plus grand que moi. Ça me fait rire, je ne sais pas bien pourquoi. Sûrement les effets de la tequila qu'on a piqué dans le bar de ses parents. Je lui vole un baiser. Puis un deuxième. Ses lèvres ont un goût salé, il me fait penser à la mer. La jolie mer de Copenhague toujours un peu agitée, même quand la météo est au plus beau. Un troisième. Ses mains sur ma joue, elles accrochent comme des grains de sable mouillé. Dans mon ventre, il pleut des comètes; ça fait mal mais c'est tellement beau que j'en redemande. Encore et un encore je m'accroche à ses lèvres.
« Combien tu m'aimes Sofia ? » Je ris, encore. C'est ma phrase. La première phrase que j'ai prononcé quand il m'a demandé une cigarette à la sortie du lycée il y a quelques mois. Il avait répliqué un truc stupide, je ne parviens pas à me souvenir quoi exactement. Ça n'a pas d'importance, j'avais aperçu dans ses yeux une lueur de surprise mêlée à de l'envie. Depuis, on s'est beaucoup disputés, beaucoup aimés aussi. Sans chercher à faire le ménage dans nos sentiments, on continue comme ça avec nos disputes. Parfois elles sont violentes, souvent on se fait peur, mais toujours ça s'arrange.
« Gros comme ça. » Je lui vole la bouteille de son sac et la porte à mes lèvres avec maladresse. Elle est lourde. Je ne me décourage pas pour autant et en englouti une bonne partie.
« Ça vraiment beaucoup! Hé! Arrête, laisse un moi un peu. » Il m'arrache la bouteille. Le verre cogne un peu ma bouche, ça fait mal mais il ne faut rien dire. Il est maladroit parfois Mattie, il m'aime de travers. Je le vois chargé avec son sac d'amour qu'il essaye de cacher tant bien que mal, faut surtout pas que je sache. Mais le sac déborde sur les côtés, vraiment il ne sait pas quoi en faire. Je voudrais bien l'aider mais je suis encombrée avec le mien aussi. C'est pas pratique, c'est lourd et ça fait mal. Mal au ventre, mal au cœur, le sac l'empêche de battre correctement.
Il m'entraîne dans la nuit froide d'Odense. Le ciel est noir d'encre, sans étoile. Je crois que c'est normal parce qu'elles scintillent toutes dans ses yeux. Je n'ose pas lui dire, c'est un peu trop niais pour qu'il l'accepte en riant. À croire qu'il préfère quand on s'insulte.
« Par là! » Je me baisse pour passer une clôture. Il ne m'attends pas, je me dépêche pour atteindre sa hauteur. Il brise la vitre, j'ai l'impression que le verre retombe au ralenti. Quelques éclats atteignent mes chaussures, ils scintillent, je trouve ça magnifique. Mattie est déjà entré, je le retrouve au rayon des cigarettes et des bouteilles. Je trouve que la nuit lui va plutôt bien, mais ce n'est pas à ça que je suis censée penser normalement. J'attrape une bouteille au hasard, ce n'est pas tellement ça qui compte. En fait, j'ignore ce qui compte vraiment. L'impression que rien n'a d'importance à part cette petite décharge le long de ma colonne vertébrale qui n'en finit pas de me faire vibrer. Il m'attrape par le cou et me fait pivoter. Sa main me tire un peu les cheveux, on s'en fout. Ses lèvre sur les miennes, je fais durer ce moment jusqu'à ne plus avoir de souffle. Une bouteille se casse, il sourit, j'essaie de compter les étoiles dans ses yeux. Des sirènes retentissent dans la rue. Elles nous font sursauter un peu trop facilement. Interdite, mon cerveau refuse de faire le lien entre le son et le besoin de prendre la fuite. Lorsque Mattie me regarde, je comprends qu'il est déjà trop tard.
« Merde les flics! » On décampe en oubliant de récupérer notre butin. Voici le cambriolage de supermarché le plus court de l'histoire.
« Vous êtes vraiment deux idiots, tous les deux » Techniquement ce n'est pas faux. Se faire attraper de la sorte, ce n'était vraiment pas malin. Pourtant, je n'arrive pas à m'en vouloir. Même prête à recommencer, rien que pour les picotements de l’adrénaline dans mon dos, l'impression de décoller du sol quand on s'enfuit dans la nuit, les baisers volés et ceux qui durent une éternité. J'ai un peu mal aux côtes pour avoir essayé de sauter une barrière. La soirée nous aura au moins appris qu'être cascadeur est vraiment un métier. Mattie fait semblant de prendre un air grave devant le discours consterné du policier. J'ai un peu plus de mal que lui à faire semblant, mon esprit toujours aux prises avec l'alcool a envie de rire. Le policier s'en va. Mince, je n'ai pas écouté ce qu'il racontait. C'est vraiment grave ce qu'on a fait ? Quelques minutes plus tard une ombre familière apparaît dans l'encadrement de la porte où l'on nous retient prisonnier. La mère de Mattie vient nous chercher. Ouf, ils n'ont pas appelé mes parents. J'aurais au moins la nuit pour préparer mon plaidoyer. Dans la voiture le silence règne. Je glisse ma main dans la sienne. Sans le regarder je peux deviner l'expression sur son visage. Un léger sourire amusé, une envie de rire étouffée dans la gorge. Je préfère rester concentrée sur sa main pour ne pas rire avec lui. La voiture freine, c'est mon signal. Sans un bruit j'ouvre la portière et me glisse dans la nuit sans me retourner. Je remonte le jardin sur la pointe des pieds sans un regard pour la voiture qui redémarre. Je sais qu'il me rejoindra quelques heures plus tard comme presque tous les soirs.
2. Penser à toi, c'est comme jeter des flocons dans un feu.
« Glace ou popcorn bébé ? » Sourire entendu de mon petit bout de sœur, je paye pour les deux et nous montons les marches du cinéma, les bras remplis de nos provisions.
« Ok, alors rappelle pourquoi on doit aller voir ce navet déjà ? » Je lui jette un coup de coude dans les côtes en riant et réplique en lui tenant la porte pour qu'elle entre.
« Parce qu'on fait ça depuis que tu tiens debout pour nos anniversaires. Et en plus maintenant je te fais entrer dans les séances où tu as pas l'âge. En fait, tu devrais me remercier. » Elle rit de bon cœur. La séance va bientôt commencer, je m'installe à côté de Leia en piochant dans l'énorme cornet de popcorn. C'est un peu notre tradition. À chacun de mes anniversaires depuis qu'elle est assez grande pour tenir sur un fauteuil sans rehausseur, maman nous emmène au cinéma puis nous rejoignons notre père au restaurant. En général, on se gave de sucreries pendant le film et le repas au restaurant n'est qu'une suite de réprimandes pour ne pas savoir se tenir et "garder de la place" pour le repas. Leia et moi échangeons des regards complices en imitant les mimiques de notre mère dans son dos. Mais cette année la tradition prend un nouveau tournant. Pour la première fois, j'emmène Leia toute seule au cinéma et aux restaurants. Nos talents de mangeuses se sont beaucoup améliorés depuis mes dix ans et je compte bien lui faire commander le plus gros plat au restaurant pour voir la tête des serveurs quand nous nous enfilerons le double de notre poids en nourriture. J'ai réussi à la faire entrer dans une séance interdite au moins de seize ans, un film d'horreur avec beaucoup de sang et quelques scènes qui promettent d'être torrides. Ça sera un de nos secrets envers nos parents, je sais que la gamine adore ça autant qu'elle adore se sentir grande avec moi. Je vois déjà la réaction de maman quand Leia fera des cauchemars et que j'en serais responsable. Ça ne me gêne pas, pour le moment je la vois sourire à chaque meurtre sanglant.
« Je te parie ton dessert la blonde va mour... AH TU VOIS! » Nous éclatons de rire alors que l'audience se récrie à grands renforts de 'chuts'. Nous rions de plus belle. C'est vrai que ce film est vraiment un navet. Mais ce n'est pas vraiment ça le plus important pour le moment puisque ce soir il n'y aura pas de chamailleries entre deux pestes de sœurs, pas de problèmes de garçons, pas de problèmes du tout même. Ce soir on fête simplement mes dix-sept ans. Du moins leur première partie, il faudra bien sur que je m'occupe d'organiser la vraie fête après tout ça.
« J'avoue que c'était nul! Ce qui te laisse l'incroyable privilège de choisir le restaurant. Indien ou chinois ? » Leia ne m'écoute pas, le nez plongé dans son téléphone.
« Hé ho! C'est pas parce que tu as l'âge d'avoir un téléphone que tu dois rester plongée dans tes textos. » « Non c'est pas ça, mais maman m'a appelé pratiquement dix fois. » Sourcils froncés, j'attrape mon téléphone.
« Elle m'a aussi appelé un bon paquet de fois sans laisser de message. Je m'en occupe attends, choisis le restaurant en attendant! Allo maman, qu'est-ce qui se passe ? » Dans ma tête, c'est le désert. Le désert le plus froid du monde. Je sens Leia qui tremble à côté de moi, je voudrais bien la rassurer mais ma tête est prise dans le désert, elle est en train de geler toute entière. Je m'agrippe à Leia, mais j'ai peur qu'elle attrape froid à cause de moi.
On nous dit qu'on ne peut pas te voir. C'est stupide, pas vrai ? Comment je pourrais ne pas reconnaître mon papa ? Je voudrais discuter, plaider en ma faveur, mais les infirmières sont déjà parties. C'est bizarre, quelqu'un a du appuyer sur mode accéléré en oubliant de m'inclure dans le film. Hé ho, je suis là moi aussi! Pourquoi personne ne veut me mettre en lecture rapide ? C'est de la triche d'accorder un traitement de faveurs à ceux qui ne te connaissent pas. Il pleut sur maman et Leia. Si tu pouvais le voir tu trouverais ça très drôle, tu as toujours aimé les petits mystères de la nature. Tu les trouvais fascinant. Moi, ça m'agaçait, surtout parce que tu me traînais les voir en vrai. De longs jours de torture en camping. Tu as du arrêter parce que Leia est allergique au pollen. Aujourd'hui je le regrette un peu, si tu avais continué de me forcer à expliquer les mystères, tu m'aurais peut-être appris comment on fait pour éteindre la pluie. J'ai beau chercher, je trouve pas la prise pour débrancher les intempéries. J'ai l'impression que le nuage de pluie va m'atteindre moi aussi. Impossible de lui résister, blanc coton duveteux, on se laisse glisser à l'intérieur. La pluie sur mon visage me fait du bien, l'impression de faire glisser toute la tristesse qui engourdit mon cerveau sur mes joues. Maman dit qu'il faut partir, mais faire bouger nos jambes nous fait mal. Sans comprendre je demande si tu ne préférerais pas qu'on passe la nuit avec toi, je dis que c'est pas sympa de te laisser tout seul à leur du repas. Maman répète qu'il faut partir, je la vois au prise avec le nuage. Il est en train de gagner. D'accord je dis, on reviendra le voir demain alors, pas vrai ? Maman tourne les talons, on la voit plus au milieu de toute cette pluie. Elle m'écoute pas, je sais si elle a fermé ses oreilles ou si le crépitement de la pluie l'empêche de m'écouter. L'infirmière nous a appelé un taxi, on doit se tasser à l'intérieur pour faire rentrer les nuages de pluie avec nous. J'espère que le trajet ne va pas être trop long, sinon on va se noyer avec toute cette eau. Leia sert ma main dans la sienne. Plus de force pour lui répondre, ma main reste ballante. Je sais pas comment on fait pour consoler une gamine en détresse ? Tu me l'as jamais appris ça non plus. Maintenant c'est trop tard. Comment on va faire sans toi ? Paraît qu'on s'habitue à tout. C'est des conneries pas vrai ? Par exemple, toi tu t'habitueras jamais à vivre dans une petite boîte. Maintenant, j'ai l'impression que la maison tout entière est une petite boîte. Leia, maman et moi on est à l'étroit avec nos nuages de pluie. Ils prennent de plus en plus de force à mesure que les jours passent. Bientôt c'est la ville toute entière qui sera engloutie sur la pluie. À cause de nous, à cause de toi.
Putain, si seulement t'étais venu avec nous au restaurant ce soir là, comme chaque année. Tu serais encore là, pas de nuages, pas de pluie, pas de petits cœurs meurtris.
3. Ces endroits qui faisaient taire le vacarme de mes idées noires.
Je me dépêche, il est tard, il pleut. J'accorde un dernier regard à la mer avant de rentrer dans le bar. Petit coup d'œil sur mon téléphone. 23h00, deux messages de Lene, un appel en absence de Mark. Sur la pointe des pieds je les cherche du regard dans le bar bondé.
« Lindberg! » Je me fends d'un sourire et joue les contorsionnistes pour rejoindre mes amis. Attablés à une table près de la scène, ils me toisent tous en se retenant de rire.
« Désolée, j'étais dans les embouteillages! » Regards entendus, éclats de rire. Tout le monde sait que je suis venue à pieds depuis mon appartement à deux rues d'ici. Aucune excuse mais un sourire un peu aguicheur fait l'affaire. Un verre apparaît sur la table. La magie d'être sortie avec un des serveurs. J'allonge mes jambes sous la table et ferme les yeux un instant. C'est un peu notre rituel avec Lene. Tous les soirs on se laisse couler dans la musique et la chaleur d'un bar, parfois j'entraîne ma colocataire dans une épopée merveilleuse dans la nuit de Copenhague. Boîte de nuit, paris osés, s'inviter chez des inconnus. En général nos histoires se finissent bien, sortes de contes légers des temps modernes. Des bribes de conversations flottent autour de moi, j'en attrape quelques unes au passage pour dessiner des sourires, c'est un peu mon jeu préféré. Dessiner des sourires avec des mots sur le visage des gens qui m'entourent.
« Ils te manquent ? » Je me prends la claque en pleine figure. Merde, je l'avais pas vu venir celle là. Mes yeux cillent malgré moi, j'essaye de ré-ajuster mon sourire, il a du glisser un peu sous l'effet de la surprise. Je fais ce que je peux pour le rattraper, le retaper un peu. Voilà qui devrait faire l'affaire. Je hausse rapidement les épaules, il comprend qu'il a appuyé là où il ne fallait pas, il a gratté un peu de bonne humeur sur la coquille de mon regard, on voit la douleur un peu par endroits maintenant. Il va falloir laisser la coquille se réparer maintenant. Ça m'embête un peu qu'on puisse voir à l'intérieur de mon regard comme ça, je sais pas combien de temps ça va prendre pour refaire un cocon de joie maintenant.
« Danse avec moi! » Je me laisse glisser du tabouret et ajuste ma robe noire, un peu trop courte. Lene me fait un clin d'œil, je fais comme si je ne comprenais pas ce que ça voulait dire et m'éloigne avec mon ami. Ma main dans la sienne, elle est sèche, calme, mes doigts trouvent parfaitement leurs places au milieu des siens pourtant je la lâche. Sensation étrange de tromper
sa main avec celle d'un imposteur. Reprends toi Sofia. C'est pas compliqué d'oublier, tu le fais si bien. Il suffit de se laisser porter pas le rythme de la musique, s’exposer le cœur et les tympans sur une batterie déchaînée. Glisser mes pas dans les siens, mon regard dans le sien, mon rire comme des grelots dans son cou. Ses mains sur mes hanches pour remplacer les
siennes. Je me fais toute petite dans mon propre corps, comme ça il me va tellement grand que c'est facile de se cacher à l'intérieur. Je trouve un endroit à l'abri entre deux sourires et un baiser, pour me faire oublier. Voilà, comme ça c'est parfait, mon corps ne m'entends plus au milieu de la musique et des lumières. Paradoxalement c'est comme ça que je me sens le plus vivante, quand je laisse Sofia vivre un peu sans moi. Ça rend ses sourires plus sincères, son bonheur un peu plus pur. Un peu plus vif aussi, quelque fois ça fait mal, mais ça a l'air tellement vrai que je suis contente pour elle quand même.
4. lost in translation.
Marcher. Je continue, même si ça ne sert à rien dans trente mètre carrés d'appartement. Marcher encore. Presque deux jours que je marche sans m'arrêter, sans dormir ni manger. Ça ne suffit pas mais je ne peux rien faire d'autre. Je suis en colère. Elle entre en moi la colère, elle s'agrippe à tout ce qu'elle peut, elle me paralyse les mains, la bouche, elle m'enserre le cœur. J'ai l'impression qu'il va exploser, mon cerveau sait bien que c'est impossible, mais mon cœur refuse de l'écouter. Encore une fois. J'aimerais l'assommer, lui crier de se taire. Mais ma bouche ne fonctionne plus, et mon cerveau n'a pas de bouche. Concentre toi Sofia. Gérer les émotions n'a jamais vraiment été mon fort. Elles se répandent en moi comme une trainée de poudre et je ne peux rien faire pour empêcher qu'elles ne s'enflamment. Je regarde par la fenêtre, on voit la mer. Elle va me manquer. Une petite voix dans ma tête me rappelle qu'Odense et ses souvenirs me manquaient aussi. Au début. J'aimerais lui répondre que ce n'est pas pareil, que j'ai vraiment trouvé ma place ici. C'est peut-être vrai, j'en sais rien. Partir en courant, fuir, c'était facile. Il suffit de ne pas se retourner. Être arrachée au moment où l'on finit par trouver sa place, c'est différent. On ne le voit pas venir alors on n'a pas le temps de détourner son regard pour ne pas que ça fasse trop mal.
« On m'a proposé un poste au ministère des affaires étrangères. C'est pas grand chose, mais c'est le début de ma carrière. » « Pourtant, il va falloir rentrer. L'Eventyr ne choisit pas ceux qui ne peuvent pas y croire. » Pas d'ironie dans sa voix, pas de compassion non plus. C'était une réponse franche, sans détour, comme le reste de notre conversation. Mon nom est affiché dans un livre, signe que je dois rentrer sauver les contes de fées. Sorte de liste de noire des jolies histoires. Je remballe mon rire nerveux, encore une fois. Ma vie ressemble à une mauvaise adaptation de série B.
Rentrer à Odense, comme un goût de rêves écrasés. Je les entends crisser encore un peu dans ma tête. Ils souffrent mes rêves, j'aimerais abréger leur agonie mais je ne trouve pas le remède contre les espoirs que l'on déçoit, il n'y a pas de manuel pour ça.
Tuer ses rêves sans souffrir pour les nuls. La sensation de l'échec avant même d'avoir commencer. C'est drôle, j'ai quitté Odense en courant, je pensais que j'avais besoin de temps pour digérer. Je pensais que j'allais grandir et rentrer à la maison, ça rassemblait à un plan dans ma tête d'adolescente. Puis les semaines se sont étirées pour devenir des mois, puis des années sans donner de nouvelles. Quelques messages, des gouttes dans un océan. J'ai fini par abandonner, tomber sous le charme de ma ville d'adoption. L'océan est grand, pas vrai ? Il suffit de nager un peu pour découvrir qu'on peut faire son nid n'importe où. Au début, on a cette impression amère de tromper la réalité, puis on oublie un peu comme on finit par penser qu'on trompe sa maîtresse avec sa femme. C'est fou tout ce que l'être humain peut faire semblant d'oublier : quelques baisers volés sur le toit d'un immeuble, l'encart d'un journal qui relate un accident de voiture, des lettres désespérées de ceux qu'on abandonne. Une vie tout entière.